Millecrabe, de P.-J. Hérault

Cela fait un bon moment que je n’ai pas parlé d’uchronie, il est donc temps d’y revenir. Cette fois il s’agit d’un auteur français, P.-J. Hérault, publié chez un petit éditeur. L’histoire se passe sensiblement à la même époque que Le complot contre l’Amérique de Roth, mais dans un univers bien différent. Dans Millecrabe, Napoléon n’a pas poussé sa Grande Armée jusqu’à Moscou et a préféré passer l’hiver en Ukraine, avant d’entreprendre la suite de son unification européenne par la diplomatie. Nous sommes maintenant en 1945, l’Europe est une unique fédération de l’Espagne à la Sibérie et la Chine s’apprête à entrer en guerre contre elle.

Millecrabe est le premier volume d’une trilogie qui conte ce grand conflit continental entre l’Europe et la Chine, en suivant le destin d’une grande famille dont les membres sont ballottés par les événements. Le tout se lit plutôt pas mal, malgré quelques bizarreries d’écriture, dont un emploi très prononcé des points-virgules. Mais le livre souffre de gros défauts sur le plan de l’uchronie.

Le premier défaut et pas le moindre est le fait de calquer la trame sur les événements historiques tels que nous les avons connus. En clair, le livre rejoue la deuxième guerre mondiale mais en opposant l’Europe (Russie comprise) à la Chine. Cette dernière est dirigée par un chancelier sans scrupule, partisan d’une politique d’épuration ethnique soutenant la supériorité de la race chinoise sur toutes les autres. Ceci rappelle étrangement quelque chose de fort connu dans notre histoire. Et ce conflit s’ouvre évidemment sur une offensive en partie mécanisée qui prend par surprise les « bons » européens, avec des raids aériens terrorisant les colonnes de réfugiés, etc. Bref, on nous rejoue la campagne de Pologne de 1939 et celle de France de 1940. Quel est l’intérêt de produire une uchronie si c’est pour y remettre les mêmes figures historiques et les mêmes événements que dans notre monde ? L’une des utilités de l’uchronie est justement de pouvoir suivre un déroulement différent de l’histoire. J’avais déjà repéré le même défaut dans Frankia de Marcastel, qui ne m’a pas vraiment laissé un bon souvenir.

De plus, la divergence historique utilisée à la base ne m’a pas paru d’une grande crédibilité. J’aurais pu passer outre sans soucis, mais la suite de la trame « historique » passée incluant une guerre Europe-Chine en 1880, résultant sur une annexion d’une partie de la Russie par la Chine, puis une première guerre continentale en 1915, cette fois remportée par l’Europe, bref l’exacte réplique de notre histoire, j’en ai ressenti de l’ennui. Quel intérêt y a-t-il de faire de l’uchronie si c’est pour réécrire la même histoire ?

Le petit point qui m’a vraiment hérisser le poil, ce sont les désignations de matériel militaire. Ceci peut paraître anecdotique, mais il y a caché là-dedans de très grosses contradictions par rapport à ce qu’une uchronie devrait produire. Hérault assaisonne son texte de noms de matériels, mitrailleuse MG 42, chasseur Focke-Wulf 190, etc. lesquels noms sont ceux de véritables armes de notre histoire. Autrement dit, malgré la divergence historique que constitue la création d’une véritable fédération européenne dès les débuts du XIXe siècle, les groupes industriels européens se sont construits exactement de la même façon et l’on a produit les mêmes matériaux, tout en mélangeant les systèmes de désignations des différents européens de notre histoire. Le summum du ridicule est atteint avec les avions chinois répondant aux noms de Ju 87 & 88 et de Do 217. Ces noms sont ceux d’avions développés (dans notre univers) en Allemagne par les firmes Junker et Dornier. Le Ju 87 est d’ailleurs décrit comme un bombardier en piqué, équipé d’une sirène pour terroriser les gens au sol, donc l’exacte réplique du Stuka tristement célèbre pendant l’année 1940 en France. J’attends avec impatience une explication crédible sur le pourquoi du comment de l’utilisation de ces avions par la Chine. Bref, quelle utilité de coller un point de divergence en 1812 si c’est pour repondre la deuxième guerre mondiale dans tous ses détails ? Si c’est pour s’amuser avec des P 38 et des Spitfire, autant faire directement une uchronie sur cette guerre en elle-même, ce sera infiniment plus crédible. Et puis ça montre bien qu’il n’y a pas de travail sérieux sur cet univers, le changement historique proposé aurait pourtant dû avoir des conséquences très importantes sur la façon dont les groupes industriels européens se sont constitués. Là, on aurait pu avoir un univers tout à fait intéressant.

Je passe sur les terribles sous-marins chinois qui menacent les convois traversant l’Atlantique… L’amiral Dönitz doit se retourner dans sa tombe. Bien qu’il y ait quand même une explication, là encore, ce n’est pas crédible pour deux ronds. Ici, l’Angleterre prête assistance logistique à la Chine par le biais d’une base à Freetown en Afrique. Bref, un véritable casus belli pour la fédération européenne qui se contente pourtant d’entretenir des relations presque ordinaire avec la perfide Albion. Quand on sait la distance qui sépare géographiquement Londres du continent européen, on imagine mal quel dirigeant britannique serait assez stupide pour s’aligner sur Pékin.

D’une manière générale, je me pose la question : pourquoi écrire une uchronie ? Hérault n’avait pas besoin d’utiliser ce genre pour écrire une grande saga familiale dans un contexte de grand conflit. Il pouvait tout à fait utiliser la deuxième guerre mondiale telle que nous la connaissons sans rien y changer ; cela aurait suffit amplement.

A ces défauts de fond, il en est un autre de forme que j’ai repéré : l’usage des dialogues entre personnages pour décrire l’univers au lecteur, alors que ces dialogues n’ont pas de vraisemblance puisque les deux personnages impliqués savent parfaitement de quoi il retourne. Ce travers, que l’on retrouve dans pas mal d’autres ouvrages, est ici franchement repérable et très artificiel.

Tout cela est bien dommage, car pour le reste ça se lit tranquillement sans difficulté, de la littérature pop-corn, sans plus. Cela peut constituer un divertissement légèrement dépaysant, mais je ne conseillerais pas aux amateurs d’uchronie un tant soit peu exigeants, ni aux passionnés d’histoire qui risquent de s’arracher les cheveux. La fin de ce premier opus met en place ce qui s’annonce comme le Stalingrad de ce conflit. Je sais déjà comment ça c’est terminé dans notre univers, je ne lirai donc pas la suite.

MillecrabeMillecrabe
de P-J Hérault
illustration de Amar Djouad
éditions Interkeltia
640 pages (grand format)

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