Parmi les différentes relectures que j’ai entamées depuis quelques temps il y a la série Thursday Next de Jasper Fforde dont j’ai déjà chroniqué le premier volume, L’affaire Jane Eyre. L’évolution de mes envies de lecture a fini par me conduire dernièrement à relire le deuxième volume, intitulé Délivrez-moi ! Est-ce que l’on va connaître le symptôme habituel du volume deux après un premier opus marquant ou Fforde a-t-il réussi, à l’instar de Steven Erikson, à conjurer le mauvais sort ?
Thursday a réussi à sauver le manuscrit de Jane Eyre et a empêché Achéron Hadès de supprimer l’héroïne, tout en mettant des bâtons dans les roues de Goliath. Tout cela lui procure une certaine popularité et les OpSpecs entendent bien surveiller ses interventions afin de redorer un maximum l’image de l’organisation. Mais les ennuis reviennent rapidement se mettre en travers de la route de Thursday et les changements qu’elle a apportés à l’œuvre de Charlotte Brontë provoquent des réactions dans sa réalité… mais aussi ailleurs.
On constate assez rapidement que la fin du premier volume a quelques conséquences immédiates sur la vie de Thursday puisqu’elle tente de fuir la responsable relations publiques des OpSpecs qui espère la faire participer au maximum d’émissions, interviews, rencontres et autres événements que miss Next ne supporte pas. Ce souci est doublé par l’insistance du groupe Goliath à la faire travailler pour leur compte, à commencer par ressortir Jack Maird qu’elle a coincé dans un poème d’Edgar Allan Poe. Sa mise en couple avec Landen Parke-Laine et le mystérieux œuf que couve Pickwick son dodo font plus ou moins office de cerises sur le gâteau. Et pourtant, tout ça n’est rien à côté de ce qui attend Thursday.
Après un premier roman remarquable, on attend en général l’auteur au tournant et il difficile pour ce dernier de combler les attentes des lecteurs. Le succès d’un premier ouvrage souvent muri pendant plusieurs années incite l’éditeur à publier d’autres ouvrages de la même plume, sans pour autant que ceux-ci arrivent à se hisser au même niveau. Et bien souvent les volumes deux sont assez décevants, à tel point que l’on s’estime parfois heureux lorsqu’ils ne sont qu’un peu moins bons que les premiers. On rencontre évidemment des exceptions. Mark Lawrence m’avait semblé aller en s’améliorant d’un épisode à l’autre et Steven Erikson est parvenu à écrire un Deadhouse Gates qui surpasse carrément le pourtant fort bon Gardens of the Moon. Je n’hésite pas à dire que Fforde a accompli lui aussi cet exploit. Car Délivrez-moi ! n’est pas un simple L’affaire Jane Eyre volume deux. L’auteur aurait pu se contenter de reprendre le canevas du précédent ouvrage et de l’adapter pour le faire tourner autour d’une autre œuvre littéraire. Cela aurait pu donner un résultat pas désagréable. Mais non, Fforde a visiblement décidé qu’il ne pouvait pas simplement se contenter de poursuivre sur sa lancée. Sa série est conçue comme une fusée à plusieurs étages et le moment est donc venu d’allumer le second et de monter encore en puissance.
La grande trouvaille de ce deuxième épisode, c’est l’univers de la Jurifiction. Je ne peux pas en dire beaucoup plus de crainte d’en dévoiler trop, mais l’idée est brillante et surtout fort bien exploitée par Fforde. On continue aussi de voir passer une foule de petits détails qui donnent de la consistance à cet univers parallèle dans lequel des hommes de Neandertal conduisent des trains et où l’on pari sur l’ordre des mammouths lors de leur migration. Et la littérature n’est pas en reste puisque ça fourmille à nouveau de références de toutes sortes, avec par exemple une réflexion sur le rôle de certains personnages dans un classique de la littérature pour enfant. Albion oblige, Shakespeare est évidemment de la partie, notamment par le biais de Cardenio, pièce du dramaturge dont le texte n’a survécu ni dans notre monde ni dans celui de Thursday Next. On trouvera aussi un emploi curieux des notes de bas de page et quelques idées sur la puissance de l’imaginaire du lecteur.
Au contraire de son prédécesseur, Délivrez-moi ! se termine d’une façon qui appelle clairement une suite, que je vais me faire un plaisir de relire. Le pari d’aller au-delà de L’affaire Jane Eyre est largement réussi et Fforde parvient à s’ouvrir une porte pour faire tout ce qu’il voudra et pourra imaginer de cette série. Les seuls défauts sont finalement un titre français assez moyen, l’original étant Lost in a good book (Perdue dans un bon livre), et quelques boulettes de traduction qui aurait été évitées par une relecture un peu plus attentive.
Délivrez-moi ! (Lost in a good book)
De Jasper Fforde
traduit par Roxane Azimi
illustration de Viktor Koen / Mari Roberts
éditions Fleuve Noir / 10-18
420 pages (grand format) 440 pages (poche)