Après quatre volumes du Malazan Book of the Fallen, vous commencez à connaître la chanson. Est-ce que ce nouveau volume ne marque pas le déclin de la série ? Erikson arrive-t-il toujours à surprendre et à émerveiller ? On peut aussi se demander si l’on n’est pas un peu fatigué une fois arrivé au bout du cinquième volume, soit seulement la moitié de la série. La même question peut se poser pour La Roue du Temps, Le Trône de Fer ou La Compagnie Noire. Bref, plus une série dure et plus le risque de voir le lecteur abandonner augmente. On va donc voir si Midnight Tides (Les marées de minuit en VF) est le volume de trop pour Erikson ou si au contraire il relance la machine pour encore un tour.
L’empire de Lether et les tribus Edur s’apprêtent à négocier un traité permettant d’instaurer une paix durable entre les deux. Mais que ce soit du côté des Edur récemment unifiés ou de l’empire letherii en pleine expansion au détriment de ses voisins, nombreux sont ceux qui ne voient pas d’un bon oeil la signature d’un tel traité.
On constate rapidement que Midnight Tides se passe avant House of Chains. En effet, on y suit entre autres Trull Sengar avant qu’il ne finisse enchaîné dans le prologue du quatrième volume. C’est d’ailleurs à peu près le seul personnage déjà connu du lecteur. Tout le reste de la distribution est composé de nouveaux protagonistes. On se retrouve alors dans une situation assez similaire à Deadhouse Gates : nouveaux personnages et nouveaux lieux. Mais une nouvelle fois on n’a pas totalement l’impression de se lancer dans quelque chose de déconnecté du reste. Certains points de repère sont toujours là. Par contre, Midnight Tides est une bonne occasion de faire comprendre que tout ne tourne pas autour de l’empire malazéen, même s’il est évoqué par le titre de la série.
Le prologue plonge à nouveau dans le passé lointain, nous présentant un événement historique dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. Il sera question cette fois d’une trahison et de la rupture entre deux branches d’une même famille, en quelque sorte. Ce prologue donne d’ailleurs le ton pour une partie de l’ouvrage. Si je trouvais que les précédents volumes plongeaient volontiers leurs racines dans le terreau homérique, Midnight Tides m’évoque plutôt Shakespeare. On suit en effet une fratrie Edur et une fratrie Letherii et des deux côtés les notions de devoir et d’honneur entrent en collision avec le doute et la conscience. Doit-on sacrifier sa famille pour sa nation ? Que peut-on supporter de sa fratrie ? Et quelle est la limite à franchir pour trahir sa famille, ses amis, son peuple, tout en obéissant à sa conscience ? Bref, j’ai l’impression par moment de retrouver les personnages d’un pièce écrite par le Barde.
Midnight Tides est aussi l’occasion de voir ce qu’il advient quand on essaie de négocier une paix alors que la plupart des intervenants souhaitent en réalité une nouvelle guerre. Les rares véritables partisans de l’apaisement ont-ils une chance de faire entendre leur voix ou sont-ils condamnés à n’être que des façades dont tout le monde se désintéresse, pendant que chacun prépare ses plans pour le conflit à venir. Surtout que des deux côtés, certains sont prêts à des alliances avec des pouvoirs qui les dépassent, pensant trouver la clé de la victoire future. Quel sera le prix à payer pour ces services ? On mesure alors pleinement le désespoir de certains personnages qui tentent de traverser les événements sans faire de vague. Et même lorsque l’on ne fait plus d’illusions sur ses congénères, on finit toujours par être dégouté par la bassesse de certains actes. Par moment, Midnight Tides résonne étrangement avec notre propre histoire.
Égal à lui-même, Erikson nous fournit quantité de détails sur les sociétés Edur et Letherii et sur la diversité qui les composent. Il sème toujours aussi bien des petits bouts de romance – entravés par le devoir, la pression du destin et le désespoir – et des pépites d’humour – parfois entremêlées à des discussions pourtant bien sérieuses. Sa nouvelle galerie de protagonistes est naturellement pleine de personnages marquants et l’on aura évidemment envie de pleurer avec certains. Je donne une petite mention spéciale au duo Tehol – Bugg qui offre quelques oasis d’humour au milieu d’une grande tragédie. On a aussi droit à une petite apparition de la Crimson Guard, qui s’illustre toujours avec panache. Enfin Erikson n’oublie pas de nous fournir son quota de scènes marquantes, surprenantes et autres qui donnent parfois l’impression qu’on n’avait pas réellement lu de fantasy digne de ce nom auparavant. Et le Crippled God est toujours là en train de préparer ses plans et de pousser ses pions.
Avec Midnight Tides, Erikson arrive au bout de la première moitié de son cycle. Cinq volumes qui forment une sorte de grande mise en place pour la suite. Mais au contraire d’autres séries qui passent parfois des livres complets à exposer sans fournir grand chose d’autre, ce sont bien cinq romans complets qu’a livré Erikson. Midnight Tides démarre sur une frustration, celle de ne pas retrouver les personnages de Memories of Ice et House of Chains. Mais comme c’était le cas pour Deadhouse Gates, cette frustration s’efface rapidement devant le plaisir de rencontrer de nouvelles figures marquantes et l’empathie que l’on éprouve pour certaines d’entre elles. Et une fois parvenu à la fin, je n’ai plus qu’une envie : les retrouver le plus rapidement possible.
Les marées de minuit (Midnight Tides)
de Steven Erikson
traduit par Nicolas Merrien
illustration de Marc Simonetti
éditions Léha
900 pages (grand format)
disponible en numérique chez 7switch
Une réflexion sur « Les marées de minuit, de Steven Erikson »