Il y a quelques années, l’anthologiste australien Jonathan Strahan lançait une série d’anthologies autour du thème “Infinity”. La liste des auteurs présents au sommaire de la première, Engineering Infinity, m’a mis l’eau à la bouche et j’ai donc fait l’acquisition de l’ouvrage puis je l’ai lu. La série a continué année après année et s’est terminée en 2018 avec la publication du septième et dernier volume. Ayant décidé récemment de me relancer dans cette série, j’ai préféré commencé par une relecture complète de la première anthologie avant de passer à la suivante.
Cette première anthologie s’articule principalement autour du thème de la hard SF. Voyons un peu l’effet que m’ont fait les différents textes qui la composent.
L’ouvrage démarre par un texte de Peter Watts, Malak, qui a depuis été traduit en français dans un numéro de Bifrost et repris dans son recueil Au-delà du gouffre chez Le Bélial. C’est mon premier contact avec le format court de Watts et je pense qu’il s’en sort mieux que sur les romans. Voire qu’il n’est en fait pas très bon romancier mais probablement meilleur sur les nouvelles. Mallak parle de l’IA d’un drône et de la façon dont elle perçoit le monde, par le biais de ses algorithmes. A titre personnel (je travaille dans l’informatique) le texte est très intéressant. On voit les choses auxquelles l’IA n’est pas sensible et la façon dont les algos déclenchent des effets imprévus. Dans une ère où l’on s’inquiète des dangers de l’IA, on a l’a une sorte de contre-pied, puisque les pires actes qu’elle accomplit lui sont imposés par ses superviseurs humains qui outrepassent sa programmation. Un texte vraiment beau et intéressant.
Avec Watching the Music Dance, Kristine Kathryn Rusch nous raconte l’histoire d’une enfant qui a une perception particulière de la musique, par l’intermédiaire de la réalité augmentée. Et de quelle façon l’obsession de l’enfant parfait chez les parents peut avoir des effets dévastateurs chez l’enfant. Le texte n’est pas transcendant mais tout à fait sympathique et très centré sur l’humain. Agréable.
Laika’s Ghost propose deux intrigues qui semblent au début n’avoir pas grand chose en commun mais que Karl Schroeder va faire converger. J’aurai vraiment pu ne pas accrocher à ce texte. Mais l’évocation de divers projets délirants de notre passé mêlée aux craintes pour l’avenir de notre espèce ont su m’intriguer suffisamment pour que je me laisse charmer. Au final, cette nouvelle contient pas mal d’éléments différents et intéressants.
Je ne serai pas objectif sur The Invasion of Venus de Stephen Baxter. Non seulement parce que je l’ai traduit en français (et heureusement que Pierre-Paul Durastanti est repassé derrière) pour le numéro de Bifrost consacré à l’auteur mais aussi parce que c’est moi-même qui ait suggéré ce texte à l’éditeur. J’en pense donc grand bien et cette n-ième relecture ne m’a pas fait changé d’avis. Je trouve même le texte encore meilleur que dans mon souvenir. Cette nouvelle n’est pas très longue et en partant d’un possible premier contact avec une intelligence extraterrestre, Baxter parvient à mettre en scène l’insignifiance de l’humanité, les questionnements sur ce que peuvent penser les autres espèces et toucher du doigt le débat sur l’innocuité ou le danger à envoyer des messages dans l’espace (véritable débat qui anime la communauté scientifique et de SF avec des gens comme Stephen Hawking ou David Brin). Bref, ce texte est un bon exemple des claques que Baxter est capable de donner à ses lecteurs.
J’ai d’Hannu Rajaniemi l’image d’un auteur capable d’écrire une hard SF très pointue et qui demande qu’on s’y investisse un minimum pour comprendre de quoi il retourne. The Server and the Dragon ne fera pas mentir sa réputation. On y croise un serveur qui est en réalité une sorte de mégastructure en orbite autour d’une étoile ayant quitté la galaxie. Le serveur suit ses instructions et explore les possibilités qui lui sont offertes en attendant de pouvoir exercer sa fonction première : relayer des informations. Jusqu’au jour où débarque le dragon. Ce texte a presque des allures de fable, avec un côté très hard SF tout en possédant une touche de poésie. Étrange mélange qui pourtant fonctionne bien.
Charles Stross propose un texte relevant du space-opera post-humain et qui se passe dans le même univers que ses romans Saturn’s Children et Neptune’s Brood. On est en pleine hard SF, le texte est pas mal du tout et l’auteur sait dévoiler certains détails au fur et à mesure de son intrigue, ce qui permet de comprendre deux-trois choses intéressantes sur les protagonistes. Probablement pas le texte le plus inspiré de l’auteur mais tout à fait honnête et efficace.
Creatures with Wings de Kathleen Ann Goonan ne correspond peut-être pas vraiment à ce qu’on pourrait attendre de la hard SF. En tout cas pas de la vision qu’on en a classiquement. Le texte est en fait assez étrange et plonge ses racines du côté du bouddhisme et d’autres influences orientales. J’ai assez apprécié ce texte qui semble au début avoir un peu de mal à trouver son chemin mais qui mène en réalité assez loin.
Le duo Damien Broderick & Barbara Lamar propose une histoire de voyage dans le temps avec Walls of Flesh. Le point de départ est pas mal en proposant un mystère dont on attend la résolution avec un artifice temporel. Mais ça part en vrille en cours de route et je n’ai absolument rien compris à la fin du texte, que ce soit au niveau des explications ou tout simplement à l’enchaînement des événements.
Le vétéran Robert Reed livre Mantis, un texte en apparence assez anodin. Il décrit un futur dans lequel l’humanité a remplacé ses fenêtres ordinaires par des équivalents gérés par une IA, permettant de voir ce qu’il se passe ailleurs tout en intégrant des modifications physiques pour préserver la vie privée de tous. On peut alors se demander si le monde que propose ces fenêtres est encore réel ? Ou bien l’IA va-t-elle plus loin et fait-elle plus que simplement modifier un peu le physique des gens ? De fil en aiguille, l’auteur amène vers le solipsisme (le monde est-il réel ?) tout en racontant deux histoires qui se passent des deux “côtés” d’une même “fenêtre”. Au premier abord, le texte m’a paru un peu banal. Mais j’ai fini par m’apercevoir qu’il y avait un petit élément qui change légèrement la perspective et rend la nouvelle plus intéressante.
Je connaissais John C. Wright de nom parce que Vox Day en a fait la promotion dans son “mouvement” des rabbid puppies (en gros des auteurs d’extrême-droite qui se plaignent que les récompenses de SF sont trop à gauche). J’en ai aussi entendu parlé à cause d’une diatribe homophobe de l’auteur par rapport à la série La légende de Korra. Enfin, j’ai croisé son nom parce que Wright a eu la révélation, s’est converti au catholicisme romain et en fait la promotion des aspects les moins sympathiques. Bref, un type que j’espère bien ne jamais croiser. Je n’étais donc pas très favorablement disposé à son égard avant d’entamer Judgement Eve. Et bien ce n’est pas ce texte qui me fera mieux apprécier le bonhomme. Wright nous propose une sorte d’apocalypse d’inspiration très biblique (bien que le texte a apparemment été écrit avant sa conversion) assaisonnée de nanotechnologie et d’une grosse dose de technobabillage pour en mettre plein de la vue. Le problème du technobabillage c’est que ça confond hard SF avec étalage de noms sonnant technique. De plus, les personnages sont imbuvables et l’aspect “anges vengeurs qui n’épargnent que les justes et purs” complètement foireux. Bref, la nouvelle est un long tunnel barbant avec des personnages incapables d’attirer ma sympathie, autrement dit : un texte bien chiant.
David Moles prend lui aussi son inspiration dans la religion et joue avec le mélange SF de pointe/dieux parmi les mortels. A Soldier of the City propose donc de suivre un soldat au service d’une divinité représentant une cité. Cette fois l’inspiration est babylonienne, ce qui rend la chose un peu plus exotique qu’un n-ième repompage biblique, et l’échelle que suggère l’auteur par moment est assez étonnante (une cité de taille modeste contient quelques dizaines de milliards d’individus, rien que ça). J’ai aussi apprécié l’ambiance “les dieux marchent parmi les mortels” qui est bien rendue. Fond un peu plus original, sens du vertige, un peu d’action pas trop mal fichu et un personnage pour lequel j’arrive à éprouver un minimum d’empathie : Moles réussit là où Wright échoue. Au moins, un des deux textes est réussi.
Gregory Benford est un vieux routard de la SF et probablement le doyen de cette anthologie. Avec Mercies il parle de voyage dans le temps et du vieux fantasme consistant à éliminer les tueurs avant qu’ils n’agissent. L’idée de départ n’est donc pas très originale, mais Benford sait écrire et ce texte se lit avec plaisir. De plus, il parvient à insérer quelques petites surprises. Bref, peut-être pas un grand texte de Benford mais tout de même un texte très correct qui montre que l’auteur sait encore manier correctement sa barque.
Avec The Ki-Anna, Gwyneth Jones propose l’histoire d’un homme enquêtant sur la disparition de sa sœur jumelle sur une planète où cohabitent deux espèces intelligentes. Le cadre que propose Jones est intéressant et l’histoire pas trop mal menée. Certains éléments se voient arriver avec un peu d’avance mais j’ai apprécié cette présentation d’une société où la cohabitation entre deux espèces n’est pas forcément pacifique et voir que des évolutions radicales de mode de vie ne sont pas faciles à intégrer.
John Barnes clôture cette anthologie avec The Birds and the Bees and the Gasoline Trees. Un texte où l’on s’intéresse aux océans de la Terre que l’humanité essaie d’utiliser pour lutter contre le réchauffement climatique avec des effets inattendus. On trouve quelques éléments intéressants même s’ils font un peu quincaillerie de SF. L’idée de fond de la nouvelle n’est pas mal mais la mise en œuvre manque vraiment d’adresse, ce qui gâche un peu la chose. C’est bien dommage.
Au final, Engineering Infinity propose pas mal de bons textes et même quelques très bons opus. Je ne suis passé à côté que de deux textes (le Broderick/Lamar et le Wright) et j’en ai trouvé un troisième (le Barnes) mal réalisé. Le bilan est donc très positif. Certes, parfois les textes semblent ne pas correspondre forcément au contour tracé dans la préface, centré sur la hard science. Encore que parfois ce soit en fin de compte assez subtil. Mais surtout, j’ai pris plaisir avec la plupart des textes quelque soit la distance qui les sépare de la définition de la hard SF et c’est quand même ça le plus important. Je suis donc prêt à me lancer dans la deuxième anthologie de la série, Edge of Infinity.
Engineering Infinity
Anthologie dirigée par Jonathan Strahan
illustration de Stephan Martiniere
éditions Solaris
environ 400 pages (poche)