Ces dernières années, j’ai lu la série de cinq livres que Jean Lopez consacra chez Economica aux victoires soviétiques de la seconde guerre mondiale (Stalingrad, Koursk, Le chaudron de Tcherkassy-Korsun, Opération Bagration, Berlin- Les offensives géantes de l’Armée Rouge). Ayant beaucoup apprécié les ouvrages, je trouvais qu’il manquait dans la bibliographie de l’auteur un volume consacré à l’année 1941. Finalement, à l’été 2019, les éditions Passés Composés alors dans leurs premiers mois de publication mirent sur le marché un imposant pavé signé Lopez et Otkhmezuri (co-auteur de plusieurs de ses derniers ouvrages).
Barbarossa est un gros pavé : plus de huit cents pages de texte principal en grand format, plus une brouette de notes, une bibliographie, etc. Il s’agit donc d’un ouvrage qui va être assez détaillé sur la campagne d’invasion de l’Union Soviétique et qui peut demander un peu de temps à lire.
Comme tout bon ouvrage consacré à un événement historique précis, on commence par revenir en arrière pour tracer le chemin qui y mène. Ici, les auteurs décrivent le cheminement intellectuel d’Hitler et la maturation de son projet d’expansion vers l’Est. Au plan géopolitique, on commencera sur les ruines de la Première Guerre Mondiale et le rapprochement entre la République de Weimar et l’Union Soviétique, lors du traité de Rapallo en 1922. Un chapitre complet est consacré au pacte germano-soviétique de l’été 1939 qui semble aller à contre-courant de la nature des deux régimes. Puis vient la désastreuse guerre d’hiver entre l’URSS et la Finlande, qui assoit un peu plus dans la tête du dictateur allemand et d’une partie de ses cadres militaires l’idée d’une Armée Rouge incapable de mener une guerre et prête à s’écrouler. Tout ceci est présenté assez clairement et fourmille déjà d’information.
Vient alors le moment de la préparation même de l’attaque : la prise de décision et l’organisation qui s’en suit. On voit les divers plans esquissés à Berlin, tandis qu’à Moscou on essaie de continuer à satisfaire l’inquiétant voisin, surtout après la défaite surprise de la France : la guerre à l’Ouest devait être longue et permettre aux soviétiques de se préparer à toutes les éventualités.
Deux chapitres font alors le point sur la préparation, les plans et la situation de chaque côté. Du côté allemand, on voit toujours l’incertitude sur l’identification des objectifs stratégiques, la faiblesse logistique, la dualité d’une armée qui marche en fait essentiellement à pied et dont les bagages voyagent à cheval et la sous-estimation dramatique des forces de l’adversaire. Côté soviétique, une Armée Rouge dont l’encadrement a été fortement élagué lors des purges de 1937-1938 et incapable d’encadrer correctement des effectifs qui ont fortement augmenté, des plans de ripostes totalement irréalistes et une doctrine pas encore aboutie. Mais aussi une solide base matérielle et une pensée militaire encore en cours de décantation mais qui a théorisé les bonnes idées (l’art opératif).
Les auteurs font aussi le point sur les ordres allemands concernant les populations, au moment de l’attaque. Où l’on voit qu’au-delà du génocide juif, le Troisième Reich prévoyait clairement dès le début une élimination massive des slaves, notamment par la famine. On constate aussi que la brutalité à venir n’est pas uniquement le fait de la pensée nazie mais un phénomène qui imprègne l’armée allemande depuis plusieurs décennies (héritage de la Première Guerre Mondiale, mais aussi de l’empire colonial le massacre des Héréros et des Namas est évoqué).
On ne fait évidemment pas l’impasse sur l’une des grandes questions concernant Barbarossa : pourquoi Staline est-il resté « inactif » face à tous les signaux annonçant une probable invasion ? Les réponses proposées sont très intéressantes.
Arrive alors le jour fatidique : le 22 juin 1941. Nous sommes alors page 329, ce qui montre bien le soin pris par les auteurs à préparer le terrain pour que l’on comprendre correctement comment on en arrive là. On assiste alors à l’euphorie des premiers jours du côté allemand, alors que les kilomètres défilent sous les chenilles des panzers, et à l’inquiétude voire au désarroi du côté soviétique. Les auteurs rappellent aussi que les crimes de guerre et contre l’humanité, planifiés en amont, commencent dès les premiers jours.
Puis vient le temps des premiers doutes du côté allemand, alors que les soviétiques continuent les contre-attaques maladroites et désastreuses. Les grands objectifs stratégiques (Moscou et Leningrad) paraissent encore loin alors que le rythme de progression ralenti voire s’arrête par moment, tant du fait de la logistique que d’une opposition soviétique acharnée. Lopez et Otkhmezuri montrent bien les crises qui se succèdent à la direction allemande, ainsi que le retour de la terreur stalinienne.
On profitera aussi de quelques pages qui présente le colossal projet de déplacement d’usines vers l’est. Si cette action n’a pas réellement d’effet sur le déroulement des opérations pendant l’année 1941, on rappelle que son impact se fera sentir pendant la suite de la guerre.
L’automne est le temps d’une nouvelle embellie offensive allemande aux résultats spectaculaires… mais toujours pas décisifs. Et surtout cet élan ne dure pas, la boue arrive, puis l’hiver et le froid stoppent tout. Ou pas. Les auteurs s’attachent là à montrer que si les conditions météorologiques ont leur importance dans le déroulé des opérations, elles ne doivent pas être surévaluées. Et finalement, ce ne sont pas tant les boues qui ralentissent la Wehrmacht que la faillite logistique et l’épuisement des hommes. Quand à l’hiver, il arrive presque après la bataille : au moment où les températures tombent, les allemands sont déjà à l’arrêt.
Bien que ce livre soit particulièrement costaud (plus de huit cents pages, grand format, écrit pas très gros) sa lecture reste assez aisée. J’apprécie pas mal la plume des auteurs. Le texte est découpé en sous-chapitre pas trop longs qui permettent de faire régulièrement des pauses sans se perdre. Le tout est agrémenté d’une bonne quarantaine de cartes lisibles qui aident à suivre la géographie des événements.
Par leur description détaillée des événements et de leur genèse, les auteurs s’attachent à casser les idées reçues qui continuent encore de tourner aujourd’hui à propos de cette campagne, principalement sur les raisons de son échec. Des idées qui tendent à faire penser que les allemands ont échoué de peu, quand Lopez et Otkhmezuri montrent avec précision que l’échec n’a au contraire rien d’une surprise mais qu’il est la conséquence logique des choix faits par Berlin, aveuglée par l’obsession de la bataille d’anéantissement et le mythe de la guerre-éclair.
Barbarossa n’est évidemment pas pour ceux qui veulent une présentation « rapide » de la campagne. Par contre, pour qui souhaite avoir un éclairage détaillé et précis sur les événements, leur origine et le pourquoi de l’échec allemand, c’est l’ouvrage idéal. Il a trouvé une bonne place dans ma bibliothèque.
Barbarossa – 1941. La guerre absolue
de Jean Lopez & Lasha Otkhmezuri
éditions Passés Composés
850 pages, plus notes, bibliographie & index (grand format) / environ 1800 pages (poche)