Je sais depuis un moment que l’Allemagne ne doit pas ses succès du début de la deuxième guerre mondiale à l’usage d’une formule magique, baptisée Blitzkrieg. Mais j’avais envie de creuser un peu le sujet et c’est justement ce que propose l’ouvrage Le mythe de la guerre-éclair dans lequel Karl-Heinz Frieser s’intéresse en particulier à la campagne du printemps 1940, qui voit la chute de la France.
L’ouvrage date du milieu des années 1990 et est écrit par un militaire et historien allemand, qui a pu consulter de multiples sources et rencontré quelques-uns des acteurs des événements qu’il analyse.
L’auteur commence par montrer que le concept de guerre-éclair n’est pas antérieur au conflit. Les choix stratégiques d’Hitler ne s’inscrivent pas dans cette perspective. La campagne certes rapidement de Pologne ne met pas vraiment en application une telle doctrine : prise en tenailles par des forces allemandes attaquant sur plusieurs axes et dos à l’Union Soviétique qui s’apprête à la poignarder, l’armée polonaise ne peut pas résister longtemps, indépendamment des choix doctrinaux allemands. Frieser montre alors que tant la mobilisation économique que l’organisation de l’armée allemande ne vont pas de le sens d’une guerre rapide sur le front Ouest. Certains détails sur le manque d’équipement de certaines unités de seconde ligne sont d’ailleurs frappants et à des années-lumières de l’imagine d’une Wehrmacht mécanisée et suréquipée.
On voit ensuite les grandes orientations choisies par la direction allemande pour l’offensive contre la France et le Benelux. Et l’auteur rappelle justement que si l’on finit sur le plutôt brillant plan Manstein plutôt qu’un remake foireux du plan Schlieffen (qui a échoué en 1914) c’est plus par accident que par réelle adhésion des hauts gradés d’outre-Rhin, qui dans l’ensemble reste assez frileux sur le choc à venir avec l’armée française. Ce décalage entre un haut-commandement prudent et des officiers généraux impétueux va se répéter tout le long de l’ouvrage, tant il y a comme un conflit parallèle au sein de l’armée allemande.
Frieser s’attèle ensuite à décrire avec beaucoup de détails les événements qui mènent du déclenchement de l’offensive le 10 mai 1940, jusqu’à la réduction de la poche de Dunkerque. J’ai eu peur un moment que l’auteur ne se perde dans des descriptions précises à une échelle très faible par rapport à l’ampleur des événements et au demeurant pas très compréhensibles. Heureusement, d’une part l’ouvrage est doté de nombreuses cartes relativement claires (et toutes regroupées à la fin dans la version poche) qui permettent de ne pas être perdu, même quand l’auteur descend très près du terrains.
Mais surtout, cette approche au plus près des acteurs du drame permet de comprendre plusieurs choses. D’abord, l’armée allemande est passée à plus d’une reprise à deux doigts de la catastrophe. Embouteillage monstre dans les Ardennes, avant-garde complètement isolée du reste des troupes, officiers généraux qui esquivent de peu des obus, à peu près tout y passe. Une attitude un peu plus offensive des forces aériennes alliés dans les tous premiers jours aurait par exemple pu transformer la forêt des Ardennes en gigantesque cimetière de l’arme blindée allemande.
Ensuite, de nombreux exemples fournis par l’auteur montrent que localement et à petite échelle les forces françaises (et dans une moindre mesure les belges) n’ont pas démérité et on fait preuve de combativité et d’une vraie capacité à faire payer le terrain conquis à leurs adversaires. Par contraste, les décisions prises ou l’absence de ces dernières par le haut commandement français paraissent en décalage complet avec la réalité. Là où l’armée allemande a intégré un usage répandu de la radio et une doctrine poussant les officiers à l’initiative, l’armée française a un commandement qui reste coincé sur un mode de communication et de décision beaucoup trop lent. La moindre contre-attaque demande parfois des jours de préparation alors que les événements changent toutes les heures. Par sa présentation des faits, Frieser pointe clairement une responsabilité de ce haut-commandement dans la désastre de mai-juin 1940.
Enfin, on voit que du côté allemand, la réussite de l’opération prend totalement par surprise le haut commandement. Si on cherche une seule preuve de l’inexistence d’une doctrine de la guerre-éclair, la voilà : l’armée allemande n’a pas prévu ni anticipé ce qui arrive ! Tout arrive parce qu’une poignée d’éléments intermédiaires (les officiers généraux de l’arme blindée allemande) pirate littéralement la conduite de la guerre et expérimente sur le terrain.
L’auteur rappelle aussi, chose bien connue par tout ceux qui se sont intéressés d’un peu près à la campagne du printemps 1940, que les blindés français sont plus lourds, plus résistants et plus destructeurs que leurs homologues allemands. Le combat de Stonne sera une épreuve traumatisante pour plus d’un soldat allemand. En fait, ce n’est pas tant le caractère blindé des véhicules qui va s’avérer crucial à l’échelle de la campagne mais le caractère mobile.
Après cette victoire surprise et éclatante, les allemands vont se construire a posteriori un mythe d’une doctrine de guerre-éclair qui expliquerait logiquement les succès forcément mérités. Se comparant à Hannibal et à sa célèbre victoire de Cannes (incontestablement l’un des plus « beaux » succès militaires de l’histoire), les dirigeants politiques et militaires du troisième Reich oublie le plus important : Hannibal a perdu la deuxième guerre punique. Auto-intoxiqué par ce mythe, le régime s’engagera l’année suivante dans l’opération Barbarossa (chronique d’un pavé sur le sujet), persuadé de disperser en quelques semaines une Armée Rouge vue comme inférieure à l’armée française de 1940. Si les premiers mois seront effectivement un désastre, les soviétiques tiendront bon et pourront petit à petit mettre en application la véritable innovation doctrinale de cette guerre, qu’ils ont bien théorisé en amont : l’art opératif.
Bref, pour tout ceux qui s’intéresse un peu au sujet et qui veulent comprendre le désastre de 1940, qui veulent constater que parfois l’histoire bascule à pas grand chose ou voir à partir de quoi on construit un mythe qui sera propagé pendant des décennies et qui fait encore recette aujourd’hui, je conseille vivement l’ouvrage. Frieser est clair dans son écrit, les nombreuses cartes permettent de suivre assez facilement les événements et si j’ai repéré un ou deux points qui me paraissaient incorrects (l’auteur est encore sur des chiffres de pertes français surestimées, les données plus récentes sont à la baisse et vont donc dans le sens du propre de l’auteur) rien ne m’a fait vraiment sourciller. Si on est franchement intéressé par la période, ça me parait une lecture incontournable.
Bonus : Quentin de la très bonne chaîne Youtube Sur le champ a participé à un numéro de Tout se comprend sur l’obsession allemande pour la bataille de Cannes et le lien avec leurs défaites dans les deux conflits mondiaux. C’est par ici.
Le mythe de la guerre-éclair (Blitzkrieg-Legende. Der Westfeldzug 1940)
de Karl-Heinz Frieser
traduit par Nicole Thiers
éditions Belin
626 pages, plus glossaire, notes, index et cartes (poche)