Je repère parfois des ouvrages au moment de leur sortie parce qu’ils arrivent à m’intriguer en posant une question. Ainsi celle qui sert de sous-titre à La course au Rhin de Nicolas Aubin : Pourquoi la guerre ne s’est-elle pas fini à Noël, a attiré mon attention. Et j’ai alors réalisé que je ne l’étais jamais posé sérieusement la question. Alors qu’après six semaines à piétiner dans le bocage normand, les armées alliées percent fin juillet et en un mois à peine elles prennent Paris et une bonne partie du territoire français, comment se fait-il que quatre mois plus tard elles pataugent dans les Ardennes ? Qu’a-t-il bien pu se passer – ou ne pas se passer – dans l’intervalle ? J’ai donc attaqué ma lecture de l’ouvrage.Comme toujours avec les ouvrages historiques, l’auteur commence par parler de la situation au début de son « histoire » et de ce qu’il s’est passé avant. Il commence par brosser un résumé des réflexions stratégiques des alliés sur le déroulement des opérations une fois bien débarqués en Normandie : où aller et comment ? C’est l’occasion de présenter l’un des acteurs principaux du drame : Eisenhower, grand stratéguerre allié en Europe. On y voit aussi des choses intéressantes, comme le soin des alliés à bien préparer leur logistique, histoire de ne pas finir en rade au bout de quelques mois/semaines de conflit, comme les allemands pendant l’opération Barbarossa. Dès cette première partie, on sent aussi que les choses ne seront pas simples : la guerre n’est pas qu’une affaire militaire, elle est aussi politique. Et sur ce plan, les intérêts américains et britanniques ne sont pas totalement convergents. Sans parler des français, qui comptent bien que la campagne à venir sur leur sol ne se joue pas sans leur participation aux opérations et aux décisions. Bref, on sent bien que tout ne va pas aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Enfin, Aubin présente un peu la situation sur le terrain, en Normandie, où les alliés pataugent à la veille de l’opération Cobra (25 juillet 1944).
On enchaîne ensuite sur l’opération Cobra proprement dite, la percée, la sortie de Normandie, la poche de Falaise et la chevauchée jusqu’à la Seine et Paris. Et déjà là, on voit que tout ne va pas pour le mieux. Une portion notable des troupes allemandes parvient à s’échapper de la poche de Falaise et une seconde occasion ratée semble avoir lieu lorsque les allemands réussissent à se replier derrière la Seine et se rétablir. Les premières fissures dans le commandement allié apparaissent.
On voit après la mise en œuvre du débarquement en Provence et de la rapide jonction avec les forces venues de Normandie. Se pose alors la question de la suite des opérations. Chacun y a va de son plan (en particulier Patton et Montgomery), évidemment contradictoire et généralement à l’avantage de celui qui le propose. Eisenhower finit par proposer une synthèse qui ne contente probablement pas grand monde et qui ne décide pas grand chose en terme de priorité stratégique. De son côté, la Wehrmacht établit un redressement surprise, en profitant de chaque erreur des alliés et en raclant les fonds de tiroir pour se remonter des armées.
Et on se retrouve début septembre avec un front dont le mouvement a grandement ralenti. D’un côté Patton s’embourbe en Lorraine, pendant que Montgomery n’en fait qu’à sa tête du côté du Benelux et boude la prise d’Anvers. Sa tentative de relancer la mécanique avec l’opération Market-Garden fait long feu (le célèbre et dramatique « un pont trop loin »). Bref, fin septembre la réalité rattrape les rêves des commandants alliés : non seulement le Rhin n’est toujours pas franchi, il n’est même pas atteint par leurs armées.
Si les dernières opérations alliés leur permettent quelques gains territoriaux, notamment d’arriver à Strasbourg et de prendre enfin Anvers, la progression est laborieuse, lente et parfois quasiment nulle. A mi-décembre, il n’y a plus grand chose à faire pour relancer la machine. Et c’est là qu’arrivera la contre-offensive allemande des Ardennes.
Aubin explique assez bien comment on en arrive là et les raisons sont, comme souvent, multiples. D’abord l’expérience. Les américains ont construit une armée en partant de rien début 1942 et bien qu’une partie se soit aguerri pendant la campagne de Tunisie puis en Sicile et en Italie, cette armée reste un outil assez neuf qui a encore besoin d’engranger de l’expérience pour être pleinement efficace. De l’autre côté, les britannique ont au contraire plusieurs années de guerre intense sous le coude et en ont développé un art de la guerre pas toujours compatible avec de grandes opérations menant à des avancées très rapides : minutie et économie des forces sont devenus une nature pour une armée qui ne peut plus se permettre de sacrifier ses hommes. On voit aussi la composante logistique du problème. Les alliées ont beaucoup travaillé en amont pour essayer d’anticiper ceci, mais ça n’a pas suffit. Une armée ne peut avancer perpétuellement sans devoir s’arrêter au bout d’un moment pour que la logistique se reforme correctement. Enfin, il y a les problèmes de commandement. Et là, l’auteur distribue des claques à tout va. Si nombre des commandants alliés ont d’indéniables qualités, ils ont aussi des défauts non négligeables, à commencer par de sérieux problèmes d’ego pour plusieurs d’entre eux. D’un côté, on trouve un Eisenhower censé diriger l’ensemble mais qui tend parfois à ne rien décider ou produit des directives trop floues pour ne pas permettre toutes les interprétations possibles, sans parler de son incapacité à s’imposer. De l’autre, des subordonnées (Montgomery, Bradley, Patton, etc.) commandant les groupes d’armées et les armées qui ont vite tendance à n’en faire qu’à leur tête. Or la guerre est un sport d’équipe et quand on joue solo, ça part en carafe.
J’ai lu assez rapidement ce gros exposé de près de cinq cents pages. L’auteur a un style qui passe plutôt bien et son propos est illustré de quelques cartes et tableaux utiles. J’ai apprécié qu’au-delà de la description des opérations et des raisons techniques de leur échec – ou réussite, parce qu’il y a quand même des choses qui fonctionnent – il parle non seulement des problèmes de commandements et de la personnalité des chefs mais aussi de qui amène à cette situation : la vision de la guerre par les américains, assez différentes de celle des britanniques, le système de promotion de l’armée américaine qui amène à un système de coterie, etc. Bref, ce fut une bonne lecture et l’ouvrage devrait garder tranquillement sa place dans ma bibliothèque.
La course au Rhin
de Nicolas Aubin
éditions Economica
496 pages plus bibliographie (grand format)