L’uchronie est un peu le croisement de l’histoire et de la SF : on imagine ce qu’il serait advenu si un événement avait eu une autre issue. Et souvent, le point de divergence envisagé concerne la décision prise par un individu. Si César avait décidé de ne pas aller au sénat ? Sans tomber dans l’uchronie, l’historien peut aussi s’interroger sur ces décision : comment on-t-elle été prises, par qui, etc. C’est le travail que réalise Ian Kershaw dans cet ouvrage.
L’auteur propose de s’intéresser à dix décisions s’étalant sur les années 1940 & 1941 et qui ont eu un effet important sur la suite de la seconde guerre mondiale. Pour chaque cas, on voit d’abord la décision en elle-même puis l’on revient plus ou moins en arrière pour nous exposer le déroulement des événements qui amènent à cette décision. Enfin, on dispose d’un petit récapitulatif des conséquences de cette décision ainsi qu’une réflexion sur les autres options qui étaient possibles.
L’ouvrage est assez épais ce qui assure un traitement assez conséquent pour chacun des dix sujets abordés. Et Kershaw est très précis dans la mécanique qui conduit à ces décisions. Il propose notamment beaucoup de résumé de réunions entre décideurs, avec moult détails sur les discussions, les influences, etc. Ceci permet de bien voir que certaines décisions qui semblent en apparence le choix d’un seul homme ont en réalité une nature plus collégiale. Comme par exemple le fait que le Royaume-Uni décide à l’été 1940 de poursuivre seul la lutte contre l’Axe. Si Churchill a récolté les lauriers de cette décision, il ne l’a pourtant pas imposé envers et contre tous au sein de son cabinet. Le gouvernement qu’il dirigeait restait d’une nature démocratique et il avait réellement besoin du soutien d’autres membres pour pouvoir choisir cette politique, notamment de Neville Chamberlain et de Lord Halifax.
Cette décision, la première décrite dans l’ouvrage, est d’ailleurs très intéressante parce qu’elle sert de base à plusieurs uchronies : si Lord Halifax était devenu premier ministre à la place de Churchill et avait décidé de négocier avec le Reich hitlérien. Et si Kershaw évoque brièvement ce type d’idée alternative, il met aussitôt de gros bâtons dans ses roues. Les demandes que n’auraient pas manqué de faire Hitler et Mussolini dans le cadre d’une telle négociation auraient probablement été bien trop humiliante et affaiblissante pour l’empire britannique et Lord Halifax aurait probablement fini par refuser et continuer la guerre. Simplement, peut-être avec un peu moins d’entrain que ne le fit Churchill. Sur cet exemple, l’auteur montre bien les grosses limites de l’idée de la décision qui change radicalement l’histoire.
La chose que l’on voit bien dans ce premier exemple, c’est le caractère plus ou moins collégial de la décision : Churchill a certes mené la barque, mais avec l’accord et le soutien du reste de son cabinet. Il en va de même du côté de Roosevelt, que l’on voit tenter de diriger son pays vers un soutien de plus en plus engagé au Royaume-Uni. Le président américain doit composer avec un congrès et une opinion publique qu’il ne peut pas se permettre de trop brusquer et il travaille avec des ministres et des conseillers qui influent sur ses opinions et ses actions. A l’opposé, les décisions prises par Hitler, Mussolini ou Staline semblent plus le fait d’un leader décidant, parfois contre l’avis de ses conseillers, et imposant ses vues à son entourage. Kershaw montre tout de même une chose un peu surprenante et qui fait que je suis ravi d’avoir lu cet ouvrage : s’il semble y avoir une corrélation entre le caractère démocratique d’un régime et la collégialité des décisions, ceci n’est pas pour autant systématique. Le cas singulier du Japon est là pour l’illustrer. Si ce pays n’a plus rien de démocratique en 1940-1941, les décisions cruciales qui vont faire sombrer le pays dans les années suivantes sont prises de façon collégiale. Le pays semble être une forme d’organisme sans tête clairement identifié : embarqué dans plusieurs opérations agressives les années précédentes par des initiatives de subordonnés sur le terrain, pas de leader incontestable et tout puissant à la Hitler ou Staline, pas même de chef aux pouvoir plus limités comme Mussolini. Le pays semble presque se diriger tout seul vers l’abîme, les premiers ministres qui se succèdent s’adaptant plus ou moins au même profil une fois en place, malgré des divergences en amont. Bref, le cas est assez singulier, très intéressant à voir et pleinement apprécié du fait de la profusion de détails que fournit Kershaw.
L’un des autres points que j’ai apprécié dans l’ouvrage est le fait que l’auteur explore brièvement les options alternatives des différentes décisions. Et bien souvent, on arrive à la conclusion que soit les alternatives n’aurait pas changé fondamentalement l’histoire, juste quelques différences à la marge, soit les alternatives n’étaient pas des options crédibles ou acceptables pour les décideurs. Si tout est toujours possible, il est cependant des choses qui sont simplement trop improbables et ne peuvent que se cantonner au rôle d’idée fantasmagorique, comme par exemple imaginer qu’un Japon engagé depuis dix ans dans une lutte puis une guerre ouverte en Chine puisse en quelques semaines décider de tout laisser tomber pour se plier aux exigences américaines. C’est toujours possible, mais ça n’a rien de vraisemblable.
Bref, j’ai beaucoup apprécié la lecture de cet ouvrage. S’il est assez épais, son contenu le justifie amplement, l’auteur prenant bien le temps d’expliquer le cheminement menant à chaque décision. Ce qui permet de bien en apprécier les raisons, qui parfois semblent échapper à la logique mais ne sont pourtant pas dépourvues de sens. Le découpage en dix parties permet éventuellement de ponctuer cette lecture de pause et d’y revenir plus tard sans le moindre soucis. Personnellement, j’ai enchainé assez rapidement et je n’ai jamais eu l’impression de perdre mon temps.
Choix fatidiques
de Ian Kershaw
traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat
éditions Points
812 pages dont notes, bibliographie et index (poche)