L’histoire est l’étude du passé et c’est une science qui demande souvent un certain recul sur les événements étudiés pour pouvoir se pratiquer dans de bonnes conditions. Il est donc bien trop tôt pour envisager une étude historique de la guerre en cours en Ukraine. Ceci n’empêche pas certains historiens de tenter un travail préliminaire.
Lasha Otkhmezuri est un historien qui a beaucoup travaillé sur le Front de l’Est pendant la deuxième guerre mondiale. J’ai notamment chroniqué ici le monumental Barbarossa qu’il a co-écrit avec Jean Lopez. Mais l’actualité a fini par venir se télescoper dans son travail historique. Ne pouvant rester insensible aux événements en cours, Otkhmezuri a donc décidé d’agir à sa mesure. Il s’en explique dans le préface de cet ouvrage qui regroupe dix témoignages de combattants sous le drapeau jaune et bleu.
Le témoignage est le niveau zéro de la preuve scientifique et l’histoire n’y fait pas exception. Cependant, c’est un élément qui n’est pas à négliger et qui présente un intérêt, notamment en histoire. On sent bien que l’auteur est parfaitement conscient de cette réalité et il n’a aucune prétention à brosser un tableau complet de la situation. Plus qu’un ouvrage d’étude historique on a plutôt là un ouvrage qui pourra servir de matière, avec beaucoup d’autres choses, à de futurs travaux sur ce conflit.
Les dix témoins, neuf hommes et une femme, présentés dans ce livre ont des profils très variés. On y trouve toutes les générations du jeune sorti du lycée au cinquantenaire. Les origines géographiques sont aussi assez variées. Si la majorité des témoins sont ukrainiens, on trouve aussi des étrangers : géorgien, letton et même russes. Bref, c’est divers et le principal dénominateur commun est la volonté de s’engager pour défendre l’Ukraine.
Au-delà des parcours personnels, des idées et des envies de chaque témoin, on voit se brosser le paysage de la guerre. Pour certains les combats, les blessures voire la captivité, la découverte de la guerre avec son cortège d’horreur. La peur engendrée par une situation de combat. Mais aussi la conviction d’agir dans le bon sens, de ne pas risquer sa vie pour rien. L’ouvrage contient son lot de passages poignants.
Si une compilation de témoignages ne peut pas prétendre à dépeindre entièrement la réalité d’une situation, on peut tout de même trouver parfois des éléments qui semblent refléter quelque chose d’une réalité partagée. Dans cet ensemble, un point particulier m’a frappé : le rejet de la langue russe. Cet élément est important car une partie de la population ukrainienne, en tout cas préalablement à l’invasion russe du 24 février 2022, est russophone et c’est un fait régulièrement avancé par les soutiens de la politique russe pour justifier l’existence d’une minorité qui demanderait à être défendue. Certains des témoins de cet ouvrage sont justement des ukrainiens russophones, d’autres sont carrément russes de naissance. Tous rejettent leur langue maternelle. Ils ne veulent plus l’employer, que ce soit avec leur famille ou leurs amis. Il ne s’agit que d’une poignée de témoignages, mais la récurrence de cet élément donne l’impression que quelque chose de durable change dans la société ukrainienne. Et la puissance de ce rejet montre qu’une simple « négociation de paix » ne pourra pas résoudre ce conflit. L’un des autres éléments récurrents est l’importance de la figure de Zelensky. Si les avis divergent sur la réaction qu’aurait eu sur l’armée ukrainienne un hypothétique repli à l’étranger (ou même dans l’ouest du pays) du président ukrainien, ils sont par contre unanime sur l’importance de l’image qu’il projette en restant à Kiev et sur les efforts qu’il produit à l’international.
Les témoignages ne sont pas livrés bruts. Ils ont été revus par l’auteur et la version produite a été relu par les témoins pour validation. Chaque témoignage s’accompagne d’une photo du témoin ainsi que des dates auxquelles ont été réalisées les entretiens, indication qui pourra avoir son importance pour celleux qui utiliseront l’ouvrage dans le cadre d’un travail historique. La précision sur les conditions et dates montrent bien la conscience historienne d’Otkhmezuri. Il produit de la matière historique.
J’ai donc beaucoup apprécié cet ouvrage. L’auteur a conscience des limites de l’exercice, ce qui n’empêche pas d’en tirer quelques éléments de réflexion. C’est surtout un hommage à des hommes et des femmes qui se battent pour leur liberté, qui ont besoin de notre soutien et que l’on ne doit pas oublier. Une lecture nécessaire.
Combattre pour l’Ukraine
de Lasha Otkhmezuri
éditions Passés Composés
xxx pages (grand format)