L’uchronie a tout un champ dans le domaine militaire : les batailles marquantes de l’histoire font de bons points de divergence et si les auteurices de fiction s’intéressent généralement aux conséquences lointaines de ce genre de changement, celleux du champ historique vont regarder les conséquences plus proches ou même simplement s’intéresser à la vraisemblance d’une hypothèse alternative. C’est dans ce dernier cas que ce situe le présent ouvrage.
La campagne de France de 1940 reste un épisode traumatique de l’histoire militaire française : comment une armée considérée comme la meilleure de son temps a-t-elle pu être battue aussi vite et aussi violemment par une force qui n’avait pas dix ans d’existence ? Le sujet a donné lieu à une abondante littérature depuis la guerre, comme L’étrange défaite de Marc Bloch, jusqu’à nos jours. De véritables légendes se sont construites sur cet événements et j’ai déjà chroniqué ici un ouvrage qui s’y intéresse, ainsi qu’un autre portant précisément sur la question de la fameuse Blitzkrieg, la guerre-éclair. Jacques Belle propose lui de s’attaquer à la possibilité de déroulement alternatif, en y identifiant deux moments précis. Ce premier volume se concentre donc sur la première hypothèse : les choix faits par l’état-major français les 15 et 16 mai.
L’auteur commence par faire un tableau de la situation au moment de l’attaque allemand le 10 mai 1940, notamment en parlant de la genèse du plan Dyle et de sa variante Breda qui vont amener les forces franco-britanniques en Belgique. Il décrit ensuite de façon assez détaillée le déroulement des opérations, jour par jour, jusqu’à un peu au-delà du 16 mai. Il détaille aussi l’ensemble des opérations aériennes sur ce théâtre d’opérations.
Belle propose ensuite une hypothèse alternative. Il s’appuie sur une proposition faite le 15 mai par… Gamelin. Une idée visant à contre-attaquer par le nord et le sud le flanc de l’offensive blindée allemande qui vient de franchir la Meuse. Le côté très ironique de cette hypothèse est qu’on a beaucoup chargé Gamelin pour le désastre du printemps 1940 et si l’auteur ne l’exonère nullement à ce sujet, tout au plus rappelle-t-il aussi la responsabilité de Georges (commandant du front Nord-Est) et de Billotte (commandant du Groupe d’Armées n°1), il pointe que dans un échange avec Georges le 15 mai Gamelin a une idée intéressante : la fameuse contre-attaque évoquée plus haut. Dans la réalité, cette idée restera lettre morte pendant quelques jours et ne donnera lieu à une directive de la part de Gamelin qu’au moment où il s’apprête à être remplacé par Weygand. L’auteur envisage donc que cet ordre ne serait pas simplement évoqué mais formulé et imposé dès le 15 mai. Et de ce fait, il montre l’un des gros problèmes de l’armée française, et des forces alliées, au printemps 1940 : l’incapacité pour son généralissime à imposer une décision quelconque à ses subordonnés.
Avoir une idée c’est bien, avoir les moyens de la mettre en application c’est mieux. Belle ne se limite pas à la formulation d’une hypothèse, il étudie aussi si elle peut mener quelque part. On voilà là le gros travail qu’a du produire l’auteur. Il fait l’état complet des forces alliés (terrestres et aériennes) au 15 mai. Quelles unités se trouvent où et avec quels moyens ? Quelles sont les possibilités de renforts ? Où en sont les unités allemandes au même moment ? L’inventaire est impressionnant. Il envisage ensuite un déroulement possible des opérations mais pas au-delà d’un horizon de quelques jours. Il appuie aussi sur le fait que la haute hiérarchie allemande est un peu frileuse à l’idée de voir ses divisions blindées foncer vers la mer sans trop s’occuper de ses flancs. La réalisation d’une contre-attaque d’ampleur sur ces même flancs auraient possiblement donner du grain à moudre aux plus inquiets parmi les allemands et peut-être empêcher la fermeture de la poche qui conduira à l’évacuation de Dunkerque. L’auteur apporte de nombreux éléments pour étayer son hypothèse et elle me paraît plutôt crédible.
Après les quelques jours qu’envisage Belle, il s’interroge enfin sur le changement que produirait cet événement dans la perspective longue de la guerre. La France et le Royaume-Uni avaient-ils alors les moyens de poursuite les opérations militaires sur la durée ? L’auteur en semble convaincu et produit là aussi de nombreuses données pour étayer son propos.
On peut trouver que certaines des conditions proposées par l’auteur aient été un peu trop compliquées à réaliser : meilleure utilisation des troupes mobiles par les alliés, etc. Cependant, il ne sombre pas dans l’écueil « si toutes les conditions avaient été différentes, le résultat n’aurait pas été le même ». Il ne nie pas les faiblesses des alliées, que ce soit en terme d’organisation mobile ou de faiblesse de l’appui aérien au sol. Mais il montre qu’ils avaient à leur disposition les moyens de combler ces lacunes. Le parc blindé allié avait de bonnes réserves, la chasse avait de bien meilleure chance de combler ses pertes sur la durée que la Luftwaffe, etc.
Bref, la démonstration que fait Jacques Belle est impressionnante. Il propose un état des lieux très détaillé, appuyé par des annexes importantes et riches en informations (inventaire des grandes unités, détail de leur organisation, des stocks et des productions de matériel, etc.) L’ensemble est tellement détaillé que j’ai par moment l’impression de me retrouver dans l’un de ces wargames aux milliers de pion. L’auteur rappelle aussi une donnée importante, qui expliquait la stratégie attentiste des alliés : le temps travaillait pour les alliés. Contre-attaquer depuis la Belgique à partir du 16 mai aurait pu donner un peu plus de temps aux alliés et aurait donc forcément été à leur bénéfice.
Ce fut donc une très bonne lecture pour moi et je suis curieux de voir ce que l’auteur fourni comme données sur la seconde hypothèse qu’il envisage dans une deuxième volume : le refus de l’armistice en juin 1940.
La défaite française, un désastre évitable
Tome 1 : Le 16 mai 1940, il fallait rester en Belgique
de Jacques Belle
éditions Economica
335 pages, dont annexes, bibliographie et lexique (grand format)
Je me permets de recommander vivement Et si la France avait continué la guerre