L’art opératif fait un peu figure de chimère dans le domaine de l’histoire militaire. Autant il est assez facile d’expliquer simplement la tactique (l’art de conduire une bataille) et la stratégie (l’art de conduire une guerre), autant comprendre et ensuite pouvoir expliquer ce qu’est l’art opératif m’a toujours semblé ressembler à une quadrature du cercle. Deux spécialistes de l’histoire militaire essaient de se plier à cet exercice, sous la forme d’un livre entretien.
Le confinement lié au Covid-19 a poussé pas mal de gens à occuper leur temps de façon différente. Pour certains, cela les a incité à un peu plus de correspondance numérique et c’est ainsi que semble né cet ouvrage, faussement organisé en trois cent soixante-cinq questions et autant de réponses. Lopez joue le rôle du candide auquel Bihan répond pour tenter d’éclairer sa lanterne, et la notre.
L’ensemble est relativement structuré, les échanges sont regroupés en quelques chapitres et suivent un fil en passant par différentes étapes : historique général de l’art militaire avant la formulation du concept d’art opératif, apparition sous la plume de Sviétchine, mise en pratique par l’Armée Rouge, existence post-deuxième guerre mondiale et dans le monde occidental. Ça se lit bien, on dispose de quelques notes de bas de page pour éclairer quelques points de vocabulaire ou dresser le portrait de quelques personnages, les notes de fin de volume étant elle réservées aux références bibliographiques.
Je suis mi-figue, mi-raisin sur cet ouvrage. Il y a de bonnes choses. La présentation historique, avec quelques exemples assez connus, est pas mal et toute la partie sur la génèse par Sviétchine de cette théorie et les relations avec le reste des théoriciens militaires soviétiques est vraiment intéressante. La mise en pratique par l’Armée Rouge pendant la seconde guerre mondiale me semble encore de bonne qualité. C’est après que cela se dégrade.
D’une part, j’ai l’impression que Bihan écarte systématiquement toute approche différente du sujet par diverses armées. Autant je conçois bien qu’on puisse préciser que la version du concept par Untel n’est pas la même que celle de son initiateur, autant l’auteur me donne un peu l’impression de considérer comme négatif cette différence d’interprétation. Un peu comme s’il y avait une pureté du concept à défendre. D’autre part, je trouve que Bihan a un vrai problème avec la relation entre Europe et États-Unis. Dans son discours, la première semble franchement inféodée aux seconds, de manière systématique et négative.
Et surtout, il y a un truc qui me semble poser un peu soucis avec cet art opératif, dont je constate qu’il n’a quasiment jamais été appliqué « correctement ». L’Armée Rouge le tente avec plus ou moins de bonheur de 1942 à 1944 et n’y arrive pleinement grosso-modo que quelques mois en 1945 pour ne plus jamais l’approcher. La seule autre occurrence proposée est l’opération Desert Storm pendant la guerre du Golfe de 1990-1991, où la coalition menée par les États-Unis y serait parvenue… sans le faire exprès. Personnellement, je trouve qu’il y a de quoi se demander si finalement cet art opératif, en tout cas celui défendu par Bihan, ne serait pas une chimère. A moins que cela existe réellement, mais pas dans la vision qu’a l’auteur de ce sujet.
Bref, cette lecture commençait plutôt bien mais le bateau prend vraiment l’eau dans ses cent cinquante dernières pages et je trouve ça bien dommage. De quoi me faire souhaiter un autre ouvrage sur le sujet, de préférence par quelqu’un qui ne serait pas touché par le syndrome du gatekeeper.
Conduire la guerre – Entretiens sur l’art opératif
de Benoist Bihan & Jean Lopez
éditions Perrin
379 pages, plus notes (format moyen)
Disponible en numérique chez 7switch