J’ai déjà chroniqué sur ce blog deux ouvrages consacrés à la guerre en Ukraine. D’abord le très intéressant recueil de témoignages réalisé par Lasha Otkhmezuri. Ensuite, la passionnante conversation entre Michel Goya et Jean Lopez. Cette fois, je m’intéresse à un ouvrage d’Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférence en science politique et spécialiste des sociétés postsoviétiques. Une autrice dans j’ai lu de nombreuses interventions sur les réseaux sociaux depuis le (faux) début du conflit en février 2022.
Le propos de l’ouvrage est de s’intéresser aux relations entre Ukraine et ukrainiens d’un côté et Russie et russes de l’autre, depuis le début du 20e siècle et de comprendre s’il y a vraiment une proximité comme clamée par Moscou.
Colin Lebedev divise son texte en trois parties. Tout d’abord, elle s’intéresse à l’histoire des deux pays pendant le siècle dernier et aux grandes étapes qui ont jalonnées leur relation. Il y est question de leur expérience commune sous la férule soviétique, de la vision divergente de la seconde guerre mondiale et des différences de traitements sur le Shoah.
Dans un deuxième temps, l’autrice parle des deux langues, de la vision du « monde russe » et du rapport des ukrainiens et des russes à la politique et à la violence.
Enfin, la dernière partie déroule le mécanisme qui mène de Maïdan au 22 février 2022, en passant par l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass.
A chaque étape, on constate grosso-modo deux choses. D’une part, il y a clairement une distinction entre ukrainien et russe, une séparation qui va grandissante et dont l’ampleur est allée crescendo ces dernières années. D’autre part, il y a une véritable négation du réel du côté russe, une incapacité à accepter cette différence.
Si le livre n’est pas très long, deux cents pages de texte en format poche, il est par contre très riche tout en étant fort accessible. Je trouve aussi que l’ensemble est bien construit, avec un cheminement très logique. Si personnellement je connaissais déjà un certain nombre d’éléments, j’ai appris beaucoup et je pense que l’ouvrage est tout à fait lisible pour celleux qui découvriraient complètement le sujet.
J’ai aussi beaucoup apprécié le ton de l’autrice. Colin Lebedev évoque à plusieurs reprises son expérience personnelle, elle est née russe et a beaucoup étudié l’Ukraine, elle est donc très « proche » de son sujet d’étude. Elle a aussi la prudence d’une véritable experte. Si elle s’autorise parfois quelques spéculations, elle en précise bien la nature et rappelle qu’il faudra des années de travail avant qu’on en puisse répondre à certaines questions. Et elle connaît ses limites et évite de s’aventurer en dehors du terrain qu’elle maîtrise. Bref, toutes choses que j’apprécie toujours de lire chez des scientifiques.
L’ouvrage arrive à une conclusion que je partage parfaitement : en l’état actuel, la séparation entre ukrainiens et russes est irréconciliable sans un énorme travail de reconnaissance des différences et de leurs torts de la part des russes. Et personnellement, je ne vois pas comment la société russe actuelle serait capable de mener ce travail. Il est impossible de résoudre un problème quand on en nie purement et simplement l’existence. Le rêve de Poutine d’un « monde russe » est une pure chimère.
Bref, pour celleux qui voudraient comprendre un peu ce qui différencie les deux peuples et la mécanique qui a mené à ce conflit, cet ouvrage est un très bon outil.
Jamais frères
d’Anna Colin Lebedev
éditions Points
214 pages (poche)